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4 - La route, Dossier, Histoire, Idées

La route des Balkans – L’autre voie de la Grèce à l’Europe occidentale

« L’histoire de chacun se fait à travers

le besoin d’être reconnu sans limite »

Robert Antelme

L’origine historico-culturelle des peuples européens est grecque, dit-on, car il faut bien un début à notre histoire. Bien que ce soit vers l’Asie que s’est d’abord répandue la culture hellénistique, sous l’impulsion ambitieuse d’Alexandre le Grand, c’est l’Empire romain qui, mieux que tout autre, a su en préserver l’héritage, en l’assimilant sans le digérer [1]. En ce sens, la route qui nous relie à la Grèce antique remonte l’Italie romaine, traverse les Alpes, pour s’étendre, au Nord, vers des contrées celtes et germaniques, et au Sud, au-delà des Pyrénées, en territoire ibérique, vers ce qui constituera la limite du monde arabe.

Il existe cependant une autre voie qui mène de la Grèce à l’Europe occidentale, remontant le continent à partir de la mer Egée vers l’Ouest, traversant les terres du jadis glorieux Royaume de Macédoine, longeant le versant oriental de l’Adriatique d’une part et le Danube de l’autre, débouchant elle aussi sur le massif alpin et sa culture germanique, à la croisée des actuelles Autriche et Slovénie. C’est la magnifique route des Balkans, contrée quelque peu oubliée, voire méprisée, avant que son histoire ne rejoigne la nôtre avec fracas au cours du XXe siècle. Avant cela, elle avait forgé son identité – extrêmement fragmentée – dans le brassage d’héritages protéiformes, grecs et romains certes, mais également slaves, ottomans, autrichiens et vénitiens. Les mouvements incessants des populations qui animèrent la région au fil des siècles contribuèrent aux récents désastres génocidaires, mais ils pourraient tout aussi bien, à l’avenir, en constituer la richesse. Empruntons un instant cette route qui nous rappelle notre passé et nous confronte à notre avenir.

Anne Pelsser – Ohrid, Macédoine (juillet 2011)

Ohrid, ARYM – Macédoine est un nom et un territoire que se disputent plusieurs peuples. Les nostalgiques de la Grande Bulgarie en revendiquent les terres, rappelant les nombreuses similitudes entre leurs cultures et populations, ainsi que leur lutte commune contre l’occupant ottoman. La Grèce, quant à elle, prétend posséder l’exclusivité du nom pour sa province de Macédoine, bloquant pour cette seule raison les tentatives macédoniennes d’accès à l’OTAN et à l’UE. D’emblée nous voilà plongés dans l’ambiance des Balkans, où nations et ethnies n’ont jamais coïncidé, où chacun prétend à une part du gâteau du voisin, tant la répartition des populations est complexe et le tracé des frontières, parfois, arbitraire.

N’ayant cure de tout cela, la vieille cité d’Ohrid, en bordure d’un lac somptueux, est un petit paradis, sur lequel les vicissitudes de conflits séculaires – églises détruites sur lesquelles furent bâties des mosquées, elles-mêmes dépecées pour que s’en reviennent les églises – n’ont jamais pris le dessus. Bien qu’elle ait été le dernier lieu de conflit armé dans les Balkans (en 2001, avec l’importante minorité albanaise), la Macédoine ne fut pas la plus blessée par la guerre. Pauvre, certes, elle demeure en bonne santé et entrevoit l’espoir d’une prospérité économique au sein de l’UE.

Anne Pelsser – Shköder, Albanie (juillet 2011)

Shkodër, Albanie – Pays le plus pauvre d’Europe, l’Albanie endure en outre une mauvaise réputation alimentée par de nombreux préjugés. Misère, corruption, vendettas sont assurément des réalités – comme en beaucoup d’autres endroits démunis – mais ne devraient jamais suffire à dresser (si cela a un sens) le portrait type de l’Albanais. Peut-être le pays souffre-t-il de son isolement dans la péninsule balkanique, lui qui ne fit pas partie de la Yougoslavie ? Pauvre et sale, au regard occidental, le pays n’attire pas les touristes, malgré l’attrait certain de nombreux parcs nationaux et vestiges des civilisations passées, malgré la sympathie et l’accueil de la plupart de ses habitants, souvent polyglottes. Par ailleurs, l’Albanie est souvent considérée comme – et cherche à soutenir l’image d’un – exemple de cohabitation pacifique des cultes – musulman, orthodoxe, catholique – qui subirent tous la même interdiction sous le régime communiste et développèrent la solidarité naturelle des oppressés. Malgré quelques querelles occasionnelles, on peut considérer que son identité nationale n’est pas tant fondée sur la religion que sur la langue – sauf peut-être pour ses ressortissants minoritaires dans les autres pays.

Sa traversée offre au regard cette réalité singulière des maisons dont la construction s’étale sur plusieurs générations. Miséreuse, l’Albanie le restera en tous cas tant qu’on la forcera à se replier sur elle-même, comme elle peut le craindre, risquant de voir à l’avenir ses frontières coïncider avec celles extérieures de l’Union, pour peu que celle-ci refuse d’abriter en son sein des pays à majorité musulmane et si sa logique d’expansion demeure dominée par un critère économique tel que la prospérité attendue du candidat à l’intégration.

Anne Pelsser – Kotor, Monténégro (juillet 2011)

Kotor, Monténégro – C’est sur la côte monténégrine que l’on aperçoit, dans le sens de notre route, les premières traces de l’influence vénitienne. La Cité des Doges régna sur l’Adriatique pendant près de 400 ans et y laissa, pour le plaisir des yeux, de nombreuses traces dans les cités portuaires, qui se développèrent toutes en préservant en leur sein, entourées de remparts, les ruelles étroites et les belles bâtisses de la vieille ville. Kotor, avec Dubrovnik, en est un des joyaux, fjord lové au creux des montagnes abruptes, elles-mêmes sillonnées par les vestiges de l’ancienne citadelle.

Dernier accès serbe à la mer jusqu’en 2006, lorsqu’il vota son indépendance, on aurait pu craindre que la séparation avec la Serbie fasse du Monténégro le lieu d’un nouveau conflit militaire, mais le temps des guerres balkaniques était résolument passé [2] et cela se fit sans heurts. Il en alla tout autrement, quelques années plus tard, avec l’indépendance contestée du Kosovo, terre chargée d’histoire et de symboles pour le peuple serbe – aujourd’hui minoritaire dans cette région à majorité albanophone. La Serbie se trouve depuis en conflit ouvert avec les États-Unis et maints pays européens qui ont soutenu cette indépendance. Il est notamment reproché aux Occidentaux, outre leur ingérence contestable dans ce conflit, de voir en cette région, au-delà de la souffrance et des aspirations du peuple kosovar, une base militaire stratégique pour l’OTAN. Quoi qu’il en soit, ce qui est en jeu, une fois de plus, c’est le processus d’homogénéisation ethnique des territoires qui caractérise la « balkanisation ». Une nation, un peuple, une langue ; principe national typiquement ouest-européen, désastreux pour les minorités, auquel ne convenait hélas pas la répartition des populations balkaniques [3].

Anne Pelsser – Plitvice, Croatie (juillet 2011)

Plitvice, Croatie – C’est un grand mystère, pour quiconque se rend à Plitvice – magnifique réserve naturelle où se superposent, reliés par de brèves cascades, des lacs à l’eau claire, dans laquelle se mêlent reflets de l’azur, de la flore environnante et des plantes aquatiques – d’apprendre qu’en ces lieux enchanteurs naquit la Guerre de Yougoslavie, en 1991. Après avoir tenu tête avec fierté au reste de l’Europe pendant 35 ans, refusant de s’aligner sur les grandes puissances, la fédération yougoslave commença à vaciller lorsque mourut Tito, son chef et son symbole, en 1980. Ayant rabaissé les Serbes, isolé les unes des autres les régions fédérées, légué une économie au bord de la faillite et des institutions ingouvernables démocratiquement [4], il avait fait contre son gré le lit des nationalismes qui, nourris de blessures anciennes, montèrent dès lors en puissance jusqu’à la lutte à mort pour la reconnaissance.

Ainsi, initié en 1914 à Sarajevo, le siècle des nationalismes s’acheva-t-il dans le sang en 1999, lors de la Guerre du Kosovo. Depuis, les plaies saignent encore, mais les conflits se disputent désormais, pour l’essentiel, sur le terrain du droit. L’horizon de l’adhésion des peuples des Balkans à l’Union européenne [5] les contraint à regarder dans la même direction, à envisager à nouveau un avenir commun. Le commerce, heureusement, pacifie les relations, mais il ne suffira pas à prévenir le retour de la violence. Il faudra pour cela qu’à la justice internationale soit adjointe une justice historique, c’est-à-dire une reconnaissance réciproque par les nations des Balkans des blessures, des injustices infligées les unes aux autres. Le Président serbe Boris Tadic, notamment, favorable à l’intégration de la Serbie dans l’Union, s’est illustré ces dernières années par des demandes publiques de pardon à la Bosnie et à la Croatie. Les anciens criminels de guerre sont peu à peu livrés aux autorités internationales et traduits devant la justice. C’est désormais aux populations qu’il revient de prendre le relais de cette difficile démarche réconciliatrice.

À la « concurrence des victimes » [6], qu’entraîne l’identité narrative de peuples focalisés sur leur histoire propre, doit se substituer une véritable « éthique reconstructive », où le partage des récits ouvre sur une identité décentrée (plus critique à l’égard de soi et plus compréhensive à l’égard d’autrui) [7]. C’est ainsi qu’est né le projet européen, sur base de la réconciliation franco-allemande. C’est la voie que devra immanquablement prendre l’intégration progressive de l’ancienne Yougoslavie et de l’Albanie dans l’UE.

Les Balkans et nous

Influence hellénique, latinisation, christianisation, invasions barbares ; balancées entre les Empires et les Églises, les régions balkaniques ont connu le même sort que bien des voisines occidentales. À la croisée des cultures, leurs spécificités n’ont fait que s’exprimer dans des formes bien connues du reste de l’Europe – la montée en puissance et le désastre des États-nations, ballottés entre nationalisme et fédéralisme communiste. C’est divisées et meurtries qu’elles sont sorties du XXe siècle, siècle qu’elles auront marqué de leur empreinte. La Yougoslavie, mal bâtie, devra être une leçon pour l’Europe, dont le patriotisme est à repenser sur le mode du postnational, car l’histoire de ses peuples donne à réfléchir à la fois sur la forme de nos États-nations, sur la question des frontières et sur la cohabitation des ethnies au sein et au-delà du contexte national [8].

Si la traversée de ces lieux chargés d’une histoire terrible, mais d’une beauté sans pareil, nous autorise quelque emphase, osons affirmer que si nos histoires, mêlées, sont gravées des mêmes maux, notre avenir, commun, est habité des mêmes promesses.

Pierre-Etienne Vandamme

[1] Cf. Brague Rémi, Europe,la voie romaine, Critérion, 1993.

[2] Cf. Garde Paul, Les Balkans. Héritages et évolutions, Flammarion, 2010.

[3] Cf. Dérens Jean-ArnaultBalkans : la crise, Gallimard, 2000, p. 327-331.

[4] Cf. Popovic Dragoljub, « Le fédéralisme de l’ancienne Yougoslavie revisité. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? », Revue internationale de politique comparée, Vol. 10, 2003, p. 41-50.

[5] La Croatie rentrera en 2013 dans l’UE ; le Monténégro pourrait suivre assez rapidement, bien que l’Union ait le vent en proue ; la Macédoine aussi, pour peu que les Grecs abandonnent la querelle du nom ; tandis que les négociations se font plus lentes dans le cas de la Serbie, notamment à cause de la question kosovare. L’Albanie est candidate de longue date ; la Bosnie et le Kosovo pourraient le devenir, mais ce dernier n’est pas reconnu par l’ensemble des pays de l’UE.

[6] Cf. Chaumont Jean-Michel, La concurrence des victimes.Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1997.

[7] Cf. Ferry Jean-Marc, LÉthique reconstructive, Cerf, 1996.

[8] Cf. Dewandre Nicole et Lenoble Jacques (dir.), LEurope au soir du siècle. Identité et démocratie, Éditions Esprit, 1992.

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