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7 - La Hiérarchie, 7 - Varia, Cinéma

La dimension métafilmique dans Blow out de Brian De Palma

Quatorzième long métrage de Brian De Palma, Blow out porte non seulement les stigmates encore frais des affaires Chappaquiddick et de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy – comme The Conversation (Francis Ford Coppola, 1974) ou The Parallax View (Alan J. Pakula, 1974) avant lui –, mais constitue également un objet puissamment métafilmique – c’est-à-dire qu’il présente « un système de relations multiples entre [lui-même] et les univers de la fiction, de la production, de la réception » [1].

Réflexivité filmique : effets-miroirs entretenus avec d’autres films

Blow out – en revêtant régulièrement les atours du thriller (cf. les scènes d’assassinat, celles de filature) – n’est pas sans rappeler certains des procédés filmiques utilisés par Alfred Hitchcock. Roger Ebert, célèbre critique américain, relève les deux suivants : « la juxtaposition d’images patriotiques et d’espionnage, comme dans “North by Northwest” et “Saboteur”, et ses courses désespérées à travers des foules insouciantes, rappelant “Foreign Correspondent” et “Strangers on a Train” » [2]. Plus discrètement, mais non moins fondamentalement, De Palma lui emprunte celui de démarque – pour reprendre le mot de Gilles Deleuze [3] ; celle-ci consistant à établir une suite de termes ordinaires (les marques), dont l’un vient à s’extraire de la trame (la démarque), de sorte qu’advienne l’extraordinaire, l’événement. Il en va ainsi des sons qu’échantillonne le bruiteur Jack Terry (John Travolta) afin d’enrichir sa phonothèque, peu avant l’accident catalysant le récit : d’une série de sons des plus banalement identifiables (bruissement du vent dans les branchages, hululements) surgit un insolite, faisant saillie (et qui s’avèrera ultimement être celui du mécanisme strangulatoire logé dans la montre que Burke ne cesse de triturer).

Si le titre du film réfère directement à son élément déclencheur – blow out, l’éclatement, l’explosion : ceux du pneu au cœur des enjeux –, il ne peut manquer de renvoyer au Blow up que le cinéaste italien Michelangelo Antonioni réalise en 1966. Et ce d’autant moins que leurs protagonistes respectifs partagent l’avidité de leur acharnement à rendre à la lumière les meurtres dont ils sont persuadés – ou s’en persuadent-ils afin de revitaliser un quotidien par trop routinier ? – être les témoins privilégiés. S’ils sont tous deux mus par une même obstination aveugle, les moyens qu’ils mettent en œuvre divergent quant à eux radicalement : tandis qu’il s’agit – pour le Thomas de Blow up – d’explorer, de scruter, de disséquer au-delà de toute raison une photographie recelant supposément la vérité de son instant, Jack Terry ne saurait – à cette fin – se satisfaire de quelque fixité : la nécessité se fait pressante de réinscrire le photogramme dans le mouvement, dans la durée, tout en le sonorisant ; d’effectuer un travail de montage, de réalisation, en somme – « Le cinématographe est une écriture avec des images en mouvement et des sons » [4] écrivait Robert Bresson.

Réflexivité cinématographique : référence au fait cinématographique

Outre le réseau d’effets-miroirs que développe le film, ce dernier met d’emblée en scène les dispositifs propres à son élaboration, son pan off, en s’ouvrant sur une scène figurant le visionnage de rushes d’une série B – dont nous noterons que l’usage fait de la vue subjective du rôdeur/tueur rappelle singulièrement celui du prologue de Halloween (John Carpenter, 1978) – sur lequel Jack officie comme bruiteur. Insatisfait des horizons sur lesquels débouche la pratique de son métier, Jack saisira l’opportunité offerte par le cours des événements pour s’improviser monteur/réalisateur. La séquence en question montrant Jack s’évertuant à obtenir le film qui témoignerait censément de la nature véritable des événements – nul accident, mais un assassinat savamment fomenté, donc – permet en outre à De Palma d’évoquer des moments cruciaux de l’histoire du cinéma. Ainsi donc, verrons-nous Jack tout affairé à découper les photographies de l’accident dans des coupures de presse – il faut voir là une référence à la célèbre décomposition du galop de cheval par Eadweard Muybridge (celui-ci avait disposé douze appareils photos côte à côte dans un hippodrome pour y parvenir) ou encore aux expériences d’Étienne-Jules Marey qui, muni de son fusil photographique, captura en détails le vol de mouettes dans la baie de Naples [5]. Après quoi il fera se succéder ces photographies, les animant sommairement en un flipbook – évocation de tous les objets optiques (phénakistiscope, polyorama panoptique, stéréofantascope, phantasmatrope, etc.) ayant précédé l’invention du cinématographe par les frères Lumière. Jack procèdera alors à la mise sur pellicule, et à la sonorisation au moyen des samples récoltés sur les lieux de l’accident – tâche dont la difficulté fait écho aux problèmes techniques survenus lors de l’avènement du cinéma sonore –, pour finalement en assurer la synchronisation.

En figurant sa propre manufacture, Blow out révèle un double fond et invite à remettre certains de ses signes en perspective, ceux-ci offrant un second niveau de lecture tout orientée vers le métafilm : une discussion fantasmée devient alors la répétition d’un dialogue ; le besoin de revêtir un manteau et des chaussures, celui d’enfiler un costume ; le maquillage de Sally, celui d’une actrice s’apprêtant à entrer en scène ; etc.

Jack Terry, nous l’avons déjà mentionné, œuvre comme bruiteur pour le cinéma – artisan dont l’art « réside dans son aptitude à rendre (traduire, exprimer) un ensemble de sensations par le biais d’un simulacre : produire du “vrai” par la manipulation du “faux” » [6]. Cette obsession de la vérité mobilise constamment Jack, comme en témoignent sa recherche d’un hurlement d’effroi suffisamment convaincant, celle de la nature véritable de la relation qu’entretenaient Sally et Mc Ryan, mais aussi sa lutte contre la corruption – JT fut membre d’une certaine commission Keen, nous dit-on. Ce qui le mènera à monter le film qu’il s’imagine dans un premier temps attester du meurtre du sénateur. « Nul regard n’est objectif, fut-il celui du “professionnel” » [7] : convaincu d’avoir jeté un jour nouveau sur le prétendu accident du sénateur, Jack n’en prend pas moins conscience que la manipulation du matériau cinématographique l’invalide en tant qu’élément de preuve : son film Zapruder [8] est dès lors voué à la même destinée ambivalente que celle de tout autre objet cinématographique – un pied enraciné dans le simulacre, l’autre dans son envers.

Blow out, film dysnarratif

Blow out est un film dysnarratif en ce qu’il a pour objectif de briser « l’illusion réaliste et référentielle, du récit comme reflet du monde réel, reproduction de “ce qui arrive” » [9]. Objectif rempli par le biais de sa forme – la présence de cadres dans le cadre (les télévisions, les miroirs), l’utilisation du split-screen et de la superposition d’images ont un effet dé-diégétisant du point de vue de la narration –, et de son contenu – le film présente, comme nous l’avons vu, un discours sursignifiant sur la création filmique. Résultant d’une succession de manipulations, de mises en scène (tournage, montage, mixage, etc.), tout film est sujet à caution, nous dit Blow out. L’inexactitude des circonstances du décès de Sally telles que relayées par la télévision – tout à la fois « opérateur de vérité, [… et] fabrique de leurre » [10] – étend par ailleurs à l’image télévisuelle cette mise en doute de la valeur indicielle de l’image animée. « Permanente est la question de confiance : “à quoi se fier ?” » [11] : voici maintenant plus de trente ans que Blow out reprenait et relançait, dans une Amérique sujette au doute – le Watergate et l’assassinat de JFK ayant érodé sa confiance –, cette question indéfectiblement actuelle.

Gaëtan Renson & Quentin Dispas

[1] Mellier Denis, Les Écrans meurtriers. Essais sur les scènes spéculaires du thriller, Editions du Céfal, 2002, p. 228.

[2] Ebert Roger, « Blow out », 01/01/1981. Disponible : http://rogerebert.suntimes.com/apps/pbcs.dll/article?AID=/19810101/REVIEWS/40318076/1023

[3] Deleuze Gilles, Cinéma 1 – L’image-mouvement, Les éditions de minuit, 1983, p. 274-275.

[4] Bresson Robert, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 18.

[5] Pinel Vincent, Techniques du cinéma, Presses Universitaires de France, 1981, p. 8-9.

[6] Alibert Jean-Louis, Le son de l’image, Presses universitaires de Grenoble, 2008, p. 44.

[7] Debray Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, p. 482.

[8] Zapruder est l’homme qui, à l’aide d’une caméra à usage domestique, filma l’assassinat de J.F.Kennedy.

[9] Vanoye Francis, Récit écrit, Récit filmique : Cinéma et Récit I, Nathan, 1989, p. 199.

[10] Cf. Debray Régis, op.cit., p. 480.

[11] Ibid., p. 491.

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