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5 - Dossier, 5 - La prospection, Idées

Des progrès futurs de l’esprit humain – Condorcet [Extraits]

Condorcet 2Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794) fut l’un des esprits les plus brillants qu’enfantèrent les Lumières françaises. Tout à la fois mathématicien, philosophe, politologue et homme politique, il excella en tous ces domaines, gardant toujours un temps d’avance sur son époque. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1793-1794]il s’essaye à un exercice d’anticipation, cherchant à imaginer de quoi l’avenir sera fait, ce qu’il est permis d’espérer – avec ce brin d’optimisme scientiste bien de son temps. Bon nombre de ses idées sont révolutionnaires pour l’époque (égalité entre les sexes, entre les nations), d’autres d’une grande actualité aujourd’hui (l’idée d’une langue universelle). Enfin, ne semble-t-il pas pressentir l’avènement de la technologie informatique ?

Si l’homme peut prédire, avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir, avec une grande probabilité, les évènements de l’avenir ; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique, celle de tracer, avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles, est cette idée, que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme, que pour les autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées d’après l’expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi interdirait-on au philosophe d’appuyer ses conjectures sur cette même base, pourvu qu’il ne leur attribue pas une certitude supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l’exactitude des observations ?

Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme.

Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?

Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner, ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société ?

[…]

Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes.

Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par ce préjugé, des lois qu’il a dictées, peut contribuer à augmenter le bonheur des familles, à rendre communes les vertus domestiques, premier fondement de toutes les autres ; à favoriser les progrès de l’instruction, et surtout à la rendre vraiment générale, soit parce qu’on l’étendrait aux deux sexes avec plus d’égalité, soit parce qu’elle ne peut devenir générale, même pour les hommes, sans le concours des mères de famille. Cet hommage trop tardif, rendu enfin à l’équité et au bon sens, ne tarirait-il pas une source trop féconde d’injustices, de cruautés et de crimes, en faisant disparaître une opposition si dangereuse entre le penchant naturel le plus vif, le plus difficile à réprimer, et les devoirs de l’homme, ou les intérêts de la société ? Ne produirait-il pas, enfin, ce qui n’a jamais été jusqu’ici qu’une chimère, des mœurs nationales, douces et pures, formées, non de privations orgueilleuses, d’apparences hypocrites, de réserves imposées par la crainte de la honte ou les terreurs religieuses, mais d’habitudes librement contractées, inspirées par la nature, avouées par la raison ?

Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposer eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste, comme le plus grand des crimes. On verra d’abord disparaître celles où les usurpateurs de la souveraineté des nations les entraînaient, pour de prétendus droits héréditaires.

Les peuples sauront qu’ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté ; que des confédérations perpétuelles sont le seul moyen de maintenir leur indépendance ; qu’ils doivent chercher la sûreté et non la puissance. Peu à peu les préjugés commerciaux se dissiperont ; un faux intérêt mercantile perdra l’affreux pouvoir d’ensanglanter la terre, et de ruiner les nations sous prétexte de les enrichir. Comme les peuples se rapprocheront enfin dans les principes de la politique et de la morale, comme chacun d’eux, pour son propre avantage, appellera les étrangers à un partage plus égal des biens qu’il doit à la nature ou à son industrie, toutes ces causes qui produisent, enveniment, perpétuent les haines nationales, s’évanouiront peu à peu ; elles ne fourniront plus à la fureur belliqueuse, ni aliment, ni prétexte.

Des institutions, mieux combinées que ces projets de paix perpétuelle, qui ont occupé le loisir et consolé l’âme de quelques philosophes, accéléreront les progrès de cette fraternité des nations, et les guerres entre les peuples, comme les assassinats, seront au nombre de ces atrocités extraordinaires qui humilient et révoltent la nature, qui impriment un long opprobre sur le pays, sur le siècle dont les annales en ont été souillées.

[…]

Les progrès des sciences assurent les progrès de l’art d’instruire, qui eux-mêmes accélèrent ensuite ceux des sciences ; et cette influence réciproque, dont l’action se renouvelle sans cesse, doit être placée au nombre des causes les plus actives, les plus puissantes du perfectionnement de l’espèce humaine. Aujourd’hui, un jeune homme, au sortir de nos écoles, sait, en mathématiques, au delà de ce que Newton avait appris par de profondes études, ou découvert par son génie ; il sait mailler l’instrument du calcul avec une facilité alors inconnue. La même observation peut s’appliquer à toutes les sciences, cependant avec quelque inégalité. A mesure que chacune d’elles s’agrandit, les moyens de resserrer dans un plus petit espace les preuves d’un plus grand nombre de vérités, et d’en faciliter l’intelligence, se perfectionneront également. Ainsi, non seulement, malgré les nouveaux progrès des sciences, les hommes d’un génie égal se retrouvent à la même époque de leur vie, au niveau de l’état actuel de la science, mais pour chaque génération, ce qu’avec une même force de tête, une même attention, on peut apprendre dans le même espace de temps, s’accroîtra nécessairement, et la portion élémentaire de chaque science, celle à laquelle tous les hommes peuvent atteindre, devenant de plus en plus étendue, renfermera d’une manière plus complète ce qu’il peut être nécessaire à chacun de savoir, pour se diriger dans la vie commune, pour exercer sa raison avec une entière indépendance.

Dans les sciences politiques, il est un ordre de vérités qui, surtout chez les peuples libres (c’est-à-dire, dans quelques générations chez tous les peuples), ne peuvent être utiles que lorsqu’elles sont généralement connues et avouées. Ainsi l’influence du progrès de ces sciences sur la liberté, sur la prospérité des nations, doit en quelque sorte se mesurer sur le nombre de ces vérités, qui, par l’effet d’une instruction élémentaire, deviennent communes à tous les esprits ; ainsi, les progrès toujours croissants de cette instruction élémentaire, liés eux-mêmes aux progrès nécessaires de ces sciences, nous répondent d’une amélioration dans les destinées de l’espèce humaine, qui peut être regardée comme indéfinie, puisqu’elle n’a d’autres limites que celles de ces progrès mêmes.

Pieter Brueghel, La "petite" Tour de Babel (c. 1563)

Pieter Brueghel, La « petite » Tour de Babel (c. 1563)

Il nous reste maintenant à parler de deux moyens généraux, qui doivent influer à la fois, et sur le perfectionnement de l’art d’instruire, et sur celui des sciences : l’un est l’emploi plus étendu et moins imparfait de ce qu’on peut appeler les méthodes techniques ; l’autre l’institution d’une langue universelle.

J’entends par méthodes techniques, l’art de réunir un grand nombre d’objets sous une disposition systématique, qui permette d’en voir d’un coup d’œil les rapports, d’en saisir rapidement les combinaisons, d’en former plus facilement de nouvelles.

Nous développerons les principes, nous ferons sentir l’utilité de cet art, qui est encore dans son enfance, et qui peut, en se perfectionnant, offrir, soit l’avantage de rassembler dans le petit espace d’un tableau, ce qu’il serait souvent difficile de faire entendre aussi promptement, aussi bien, dans un livre très étendu ; soit le moyen, plus précieux encore, de présenter les faits isolés dans la disposition la plus propre à en déduire des résultats généraux. Nous exposerons comment, à l’aide d’un petit nombre de ces tableaux, dont il serait facile d’apprendre l’usage, les hommes qui n’ont pu s’élever assez au-dessus de l’instruction la plus élémentaire, pour se rendre propres les connaissances de détail utiles dans la vie commune, pourront les retrouver à volonté lorsqu’ils en éprouveront le besoin ; comment enfin l’usage de ces mêmes méthodes peut faciliter l’instruction élémentaire dans tous les genres où cette instruction se fonde, soit sur un ordre systématique de vérités, soit sur une suite d’observations ou de faits.

Une langue universelle est celle qui exprime par des signes, soit des objets réels, soit ces collections bien déterminées qui, composées d’idées simples et générales, se trouvent les mêmes, ou peuvent se former également dans l’entendement de tous les hommes ; soit enfin les rapports généraux entre ces idées, les opérations de l’esprit humain, celles qui sont propres à chaque science, ou les procédés des arts. Ainsi, les hommes qui connaîtraient ces signes, la méthode de les combiner, et les lois de leur formation, entendraient ce qui est écrit dans cette langue, et l’exprimeraient avec une égale facilité dans la langue commune du pays.

On voit que cette langue pourrait être employée pour exposer, ou la théorie d’une science, ou les règles d’un art ; pour rendre compte d’une expérience ou d’une observation nouvelle, de l’invention d’un procédé, de la découverte, soit d’une vérité, soit d’une méthode ; que comme l’algèbre, lorsqu’elle serait obligée de se servir de signes nouveaux, ceux qui seraient déjà connus donneraient les moyens d’en expliquer la valeur.

Une telle langue n’a pas l’inconvénient d’un idiome scientifique différent du langage commun. Nous avons observé déjà que l’usage de cet idiome partagerait nécessairement les sociétés en deux classes inégales entre elles : l’une composée des hommes qui, connaissant ce langage, auraient la clef de toutes les sciences ; l’autre de ceux qui, n’ayant pu l’apprendre, se trouveraient dans l’impossibilité presque absolue d’acquérir des lumières. Ici, au contraire, la langue universelle s’y apprendrait avec la science même, comme celle de l’algèbre ; on connaîtrait le signe en même temps que l’objet, l’idée, l’opération qu’il désigne. Celui qui, ayant appris les éléments d’une science, voudrait y pénétrer plus avant, trouverait dans les livres, non seulement les vérités qu’il peut entendre à l’aide des signes dont il connaît déjà la valeur, mais l’explication des nouveaux signes dont on a besoin pour s’élever à d’autres vérités.

Nous montrerons que la formation d’une telle langue, si elle se borne à exprimer des propositions simples, précises, comme celles qui forment le système d’une science, ou de la pratique d’un art, ne serait rien moins qu’une idée chimérique ; que l’exécution même en serait déjà facile pour un grand nombre d’objets ; que l’obstacle le plus réel qui l’empêcherait de l’étendre à d’autres, serait la nécessité un peu humiliante de reconnaître combien peu nous avons d’idées précises de notions bien déterminées, bien convenues entre les esprits.

Nous indiquerons comment, se perfectionnant sans cesse, acquérant chaque jour plus d’étendue, elle servirait à porter sur tous les objets qu’embrasse l’intelligence humaine, une rigueur, une précision qui rendrait la connaissance de la vérité facile, et l’erreur presque impossible. Alors la marche de chaque science aurait la sûreté de celle des mathématiques, et les propositions qui en forment le système, toute la certitude géométrique, c’est-à-dire, toute celle que permet la nature de leur objet et de leur méthode.

Toutes ces causes du perfectionnement de l’espèce humaine, tous ces moyens qui l’assurent, doivent, par leur nature, exercer une action toujours active, et acquérir une étendue toujours croissante.

Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Dixième époque : « Des progrès futurs de l’esprit humain » [Extraits]. Édition complète disponible en ligne: http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/esquisse_tableau_progres_hum/esquisse.html

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